lundi 20 septembre 2010

Votre mère est folle


Si. Elle est folle. Je le sais. Même si je ne connais pas votre mère, je le sais : elle est folle. J’en suis désolé, notez bien.

Mais ne niez pas. Votre mère est folle. Toutes les mères sont folles. Toutes. La mienne, la vôtre, toutes. Vous le niez peut-être, mais prenez un instant et écoutez votre cœur : vous le savez, au fond, qu’elle est folle. Vous savez bien que nombreuses sont les choses que vous ne pouvez pas lui dire, dont vous ne pouvez pas parler avec elle car elle ne les comprend pas. Vous avez appris en grandissant à ne plus tenir compte de ses avis et de ses conseils dans bien des domaines car ils n’ont aucun rapport avec la réalité du monde. Vous les écoutez, ces avis, ces conseils, avec une oreille distraite et avec l’air de bienveillante impatience que l’on réserve aux enfants et aux vieillards séniles. Vous les écoutez par amour pour elle, mais vous savez qu’ils n’ont aucune valeur.

Toutes les mères sont folles. Et tout le monde le sait, au fond. Quoique j’ai une amie qui m’a dit un jour, comme ça, au détour d’une discussion, que sa mère n’était pas folle. « Pourquoi serait-elle folle, ma mère ? » m’a dit cette amie. « Comment ne le serait-elle pas ? » ai-je, je crois, finement rétorqué (je crois que j’ai rétorqué ça. J’avais bu, je ne sais plus). Et c’est vrai : je ne la connais pas, sa mère, mais pourquoi ne serait-elle pas folle, hein ? Vous avez déjà vu une mère que ne soit pas folle, vous ? Moi pas. Jamais.

Mais foin de généralités et abordons le cas de mon proche parent, Bertram. La mère de Bertram est folle, bien sûr. Sa folie prend plusieurs formes, mais s’il y en a une qui est particulièrement pénible pour Bertram, c’est l’acharnement que met sa mère à vouloir influer sur sa vie professionnelle : bien que Bertram ait un travail intéressant et raisonnablement bien payé, sa mère a décidé qu’elle devait lui en trouver un autre et elle se consacre à cette tâche avec l’énergie convulsive des fanatiques.

Betram vient d’une région pauvre, rurale, économiquement et culturellement sinistrée. Une région en tout point semblable, pour tout dire, à celle du Puy-en-Velay. Il a quitté cette région très tôt pour faire des études et pour fuir l’influence destructrice de sa mère folle. Ses études terminées, il a pris soin de chercher du travail loin de la région maternelle, à Paris, et sans aucune aide de sa mère. Celle-ci n’a eu de cesse depuis d’essayer de le ramener sous sa domination en tachant de lui trouver un travail au Pays, mais Bertram a jusqu’ici tenu bon.

On pourrait penser que, compte tenu de la difficulté invraisemblable qu’il y a à trouver du travail à notre époque, il aurait été difficile pour Bertram de repousser les propositions professionnelles empoisonnées émanant de sa mère. Mais il n’en était rien : sa mère étant folle à lier, toutes les démarches qu’elle entreprenait pour faire embaucher son fils étaient si grotesquement déconnectées de la réalité qu’elle n’aboutissaient à rien de concret.

Ce n’est pas pour autant que Bertram avait la paix avec sa mère, bien sûr. La folie des mères est rarement une folie douce. Il ne s’agit pas, en général, de simplement dire n’importe quoi sur un monde auquel on ne comprend rien. Non : la mère vise généralement à imposer sa vision aberrante de la réalité à son entourage et à le contraindre à agir en conséquence. La mère est de plus aidée par le principe selon lequel il est généralement moins épuisant de faire ce qu’elle veut, aussi aberrant que cela puisse être, plutôt que d’essayer de ne pas le faire et ainsi se trouver confronté à ses supplications, menaces, actions absurdes, coups de téléphones incessants, manœuvres de rétorsion, pleurs, cris et autres chantages affectifs. La mère est en effet une fanatique : elle ne recule devant rien pour faire aboutir ses maléfiques et absurdes projets.

C’est ainsi que, par un bel après-midi de fin d’été, Bertram s’est retrouvé à la porte du Palais du Luxembourg. Sa mère ayant, au Pays, rencontré le sénateur Durand sur le marché aux bestiaux, elle avait littéralement supplié le digne parlementaire de recevoir son fils dans son bureau, au Sénat, au Palais du Luxembourg, là-haut, à Paris, et de « faire quelque chose pour lui ». Que recouvre dans le cerveau malade de la mère de Bertram ce concept de « faire quelque chose » pour son fils, nul ne le sait. Peut-être a-t-elle, dans son délire, des visions nocturnes de pourpre et d’or dans quelque palais de la république où des gens puissants et mystérieux dirigeraient le pays depuis d’antiques fauteuils en chêne tendus de velours rouge sous les conseils que Bertram leur murmurerait à l’oreille. Ou peut-être pas. Qui sait ce qu’il se passe dans le cerveau d’une mère.

Quoiqu’il en soit, après avoir torturé le sénateur Durand jusqu’à ce qu’il accepte de recevoir son fils, la mère de Bertram avait torturé son fils jusqu’à ce qu’il accepte d’être reçu par le sénateur. « Il en ressortira bien quelque chose. Il est sénateur quand même. Et puis avec les impôts qu’on paye. » avait-elle avancé comme argument pour justifier toute l’affaire.

« Mais qu’est-ce que je fous là, putain ! » se disait quant à lui Bertram en attendant le sénateur Durand dans une petite salle du Palais du Luxembourg. « C’est ridicule. Mais bon, c’est pas bien grave, ce mec-là, il doit être super occupé. Il va me recevoir poliment cinq minutes dans son bureau histoire de dire, et puis c’est tout. Il doit bien comprendre l’absurdité de tout ça. Il doit bien être intelligent, ce mec : il est sénateur quand même ! », se disait Bertram, ses arguments faisant ainsi curieusement écho à ceux de sa mère.

Mais je dis du mal des mères depuis bien des lignes, il est temps de changer de cible. Passons un peu aux sénateurs, si vous le voulez bien.

Bertram n’avait jamais rencontré de sénateur de sa vie. Il pensait donc n’avoir que peu d’a priori les concernant. Après sa rencontre avec le sénateur Durand, il se dit qu’il devait finalement avoir beaucoup d’a priori très positifs sur les sénateurs dont il n’avait pas conscience. En tout cas, ces a priori ont tous été démentis ce jour-là.

Une consommation importante et quotidienne d’alcool depuis l’adolescence peut avoir sur l’homme mûr deux effets opposés : certains maigrissent, s’assèchent et deviennent tout gris ; d’autres grossissent et deviennent rouges et bouffis. Le sénateur Durand appartenait résolument à cette deuxième catégorie. Tout petit, aussi large que haut, souriant, affable et vêtu d’un costume à la dernière mode des mariages paysans d’il y a trente ans, notre homme fit bon accueil à Bertram, lui tapant sur l’épaule et lui serrant la main avec une poigne à broyer une noix de coco : « Salut mon gars ! Eh, deux gars du pays qui se retrouvent à la capitale, ça fait plaisir, eh ? Pas vrai ? Eh ? Ah, Ah ! Allez viens, j’te fais visiter mon bureau. Viens, j’te dis ! ».

Bertram, après avoir bredouillé un vague « bonjour M. le Sénateur » fut alors entraîné par ce gros homme hilare dans un passage souterrain qui permet aux sénateurs d’aller du Palais du Luxembourg au bâtiment d’en face qui abrite leurs bureaux sans avoir à traverser la rue de Vaugirard en surface avec le commun des mortels.

Le bâtiment dans lequel évoluait maintenant Bertram à la remorque du sénateur, bien qu’extérieurement du plus pur style haussmannien, avait été luxueusement redécoré à l’intérieur dans un style giscardo-pompidolien tout de ces beiges et marrons si prisés à l’époque. Ils arrivèrent bientôt tous deux dans un long couloir beige avec de nombreuses portes marron toutes identiques. Le sénateur Durand pointant un index comme une saucisse devant l’une d’elles dit d’un air complice « Tiens, là, c’est le bureau de Martine Aubry. Rudement sympa, c’te bonne femme. » Bertram en était encore à se dire qu’il lui semblait bien que Martine Aubry n’était, ni n’avait jamais été, membre du Sénat quand ils arrivèrent devant la porte marron du bureau du sénateur.

« Pfouuuu, bon, ben écoute, moi, je quitte mes chaussures. Ça te dérange pas ? Non parce que j’en peux plus, là, avec les débats, les commissions et tout ça. Mets toi à l’aise, hein, écrase-toi la raie, là, qu’on cause un peu. »

Bertram s’assit du bout des fesses et profita de ce que le sénateur avait disparu sous son bureau pour retirer ses mocassins à pompons pour étudier un peu la pièce dans laquelle il se trouvait. Une pièce de petite taille avec un petit bureau. Une pièce de très petite taille, même. Peut-être 10 m2 (il est sénateur, pourtant, quand même). Il faut dire qu’elle semblait sans doute plus petite qu’elle n’était en réalité du fait de la présence en son milieu d’un lit deux places défait prenant quasiment toute la place non occupée par le bureau.

Bertram fixait encore ce lit avec perplexité quand le sénateur émergea triomphalement de sous le bureau.

« Putain, ça va mieux, dis. Ah, tu mates le pajot ? Pas mal hein ? » Et se levant brusquement, il contourna en chaussettes le bureau pour aller palper le matelas avec un murmure appréciateur. « Ah je roupille bien, ici, tu sais. Moins bien qu’au Pays, c’est sûr, avec tout ce bruit, la pollution, les voitures et tout, mais quand même. Et puis ça m’évite de payer l’hôtel ! Et il est confortable, ce pajot, hein. Tiens, tâte ! »

Une réelle inquiétude s’empara alors de Bertram. Le sénateur serait-il une sorte de closet homosexual abritant discrètement ses aventures sexuelles dans son bureau-chambre sénatorial ? Est-il en train de lui proposer la botte ? La propre mère de Bertram l’avait-t-elle entraîné dans cette aventure grotesque en connaissance de cause, se disant que ce ne serait qu’un mauvais moment à passer et que « ça pourrait aider pour sa carrière » puisque « il est sénateur quand même ! » ? Un article récent sur le scandale des ballets roses dans les années 50 lui revint à l’esprit, mais le sénateur se lassa rapidement du sujet pourtant passionnant du lit pour aborder la question qui les réunissait ce jour-là.

« Bon alors, tu cherches du boulot ? C’est bien, ça, c’est bien. Faut pas être feignant. Surtout pas. Tu sais, ces histoires de chômage, c’est des conneries de journalistes. Moi, de mon temps, y’avait pas de chômage parce qu’on était pas feignants. On voulait bosser et on trouvait du travail. Si t’es pas feignant, t’en trouveras. T’as fait des études, toi en plus, hein ? »

« Beumhhhoui monsieur le Sénateur, j’ai fait… »

« Eh ben y’a pas de soucis alors, si en plus t’as fait des études ! T’as pas à t’en faire ! Allez viens, je te paye un pot au bar du Sénat. »

Et voilà Bertram et le sénateur Durand repartis à travers les couloirs beiges et marron, repassant sous la rue de Vaugirard par le passage souterrain réservé puis déambulant parmi les salles toutes de dorures du Palais du Luxembourg, croisant divers employés et huissiers qui donnent tous avec déférence du « Bonjour monsieur le Sénateur » au compagnon de Bertram qui leur répond avec une bienveillance lasse et ostensiblement modeste de prélat.

« Et puis eh, c’est pas à la cafet’ que je t’emmène hein, c’est au bar réservé aux sénateurs ! Tu vas voir ! »

Le bar en question s’avèra être ce que Bertram ne peut décrire que comme une version idéale fantasmée et miniature d’une brasserie parisienne chic : dorures et peintures aux murs, mais belles ; chaises de style bistrot et petites tables rondes au dessus de marbre, mais agréablement éloignées les unes des autres ; bar en bois et zinc, mais propre ; serveur parisien en chemise, gilet et long tablier blanc, mais poli.

« Alors ? Tu bois quoi ? »

Bertram, ayant appris par un rapide coup d’œil à sa montre qu’il était 3 heures de l’après-midi, et malgré son intense besoin de l’effet anxiolytique de l’alcool jugea plus raisonnable de se contenter d’un café.

« Houlaaaaaaa, pfouuuu, un café ? Eh ben, vous êtes sobres vous les jeunes. C’est admirable. Bon, sérieusement, qu’est-ce que je vais me prendre, moi… ah ben tiens, un Ricard ! Ça m’a donné chaud, tout ça. Et puis eh, comme on dit, hein, un Ricard et ça repart ! Hein ? Ah ah ah ah ! »

Arrivé à ce moment là de l’affaire, Bertram, en homme altruiste à l’esprit civique, ne pensait même plus à la perte de temps que constituait pour lui cette aventure grotesque mais en était venu à éprouver un vif sentiment d’inquiétude pour la France, son pays, dont le dément qui rigolait en face de lui était un des plus hauts représentants élus.

De quoi discutèrent-ils autour de leurs boissons, Bertram n’en a gardé aucun souvenir. Il s’est finalement retrouvé ahuri sur le trottoir de la rue de Vaugirard, la main encore endolorie par la poigne du sénateur Durand et sous l’œil suspicieux du gendarme de faction quand son téléphone portable se mit à sonner.

« Alors mon chéri, ça s’est bien passé avec le sénateur ? »

« Écoute maman, je suppose que l’on peut dire ça. »

« Tu t’es mis en valeur, j’espère, hein ? C’est qu’il est sénateur. il va sûrement te trouver du travail. »

« On verra. »

« Et il t’a dit quoi ? »

« Le sénateur ? Euh, pas mal de choses, écoute. Je suis resté longtemps, il a beaucoup parlé. Il m’a payé un coup. »

« Il t’a quoi ? »

« Il m’a payé un coup. Au bar du Sénat. J’ai pris un café. »

« Il t’a payé un coup… » dit la mère de Bertram d’une voix emplie d’un respect mystique. « Eh ben dis-donc. C’est bon signe, ça. C’est très bon signe. Prendre un verre avec un sénateur. C’est très bon signe. »

« Ah, tu crois ? »

« Ah ben oui, parce que ça veut dire que… »

Mais Bertram n’écoutait plus. Il repensait au Meilleur des mondes de Huxley où les enfants n’ont pas de parents, sont le fruit d’une fécondation in vitro et d’un développement en cuve. Et à leur naissance, ils sont confiés à des services de l'état pour une éducation collective et ils ne connaissent aucun père, aucune mère, aucune famille. Inexplicablement, se dit Bertram, ce mode d’organisation sociale est dans le roman présenté de manière négative.

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